L’invité de l’IMACOM : Olivier Cretton

Responsable marketing 24 heures & Tribune de Genève

 

Le nouvel air des médias imprimés:

Crise économique, arrivée du web et des journaux gratuits: depuis plusieurs années, le modèle d’affaires de la presse quotidienne a été complètement chamboulé. Heureusement, le change management, les avancées technologiques, en traitement des données web notamment, accompagnent cette transformation. Comment se profile l’avenir des quotidiens ?

Premiers éléments de réponse avec Olivier Cretton, responsable marketing 24 heures & Tribune de Genève qui travaille depuis près de 35 ans dans cet univers mouvant. En exclusivité pour l’Imacom !

Un modèle d’affaires historique bien établi

Avant internet et l’arrivée de la presse gratuite, le modèle d’affaires des éditeurs était particulièrement rentable et permettait de générer d’importants bénéfices. En effet, ils maîtrisaient toute la chaîne de production, soit :  

  • le choix des contenus (rubriques)
  • le volume (pagination, nombre de pages du journal)
  • la distribution
  • la connaissance de ses lecteurs/abonnés

Les médias classiques (presse, radio, tv…) bénéficiaient alors d’importants volumes publicitaires, car les possibilités de communiquer, avant l’explosion du numérique, étaient plus restreintes, la concurrence moins forte et ces supports étaient « presque » incontournables. 

La presse est, ce qu’on appelle un « marché biface », c’est-à-dire que le journal est vendu deux fois :

  • Une fois aux lecteurs comme outil d’informations 
  • Une fois au marché annonceurs comme outil de communication

Les éditeurs génèrent des revenus sur ces deux marchés ; via les abonnements et la vente au numéro auprès des lecteurs et par la vente de publicité pour les annonceurs. Il existe bien sûr une corrélation entre ces deux marchés puisque, plus il y a de lecteurs, plus cette audience pourra être monétisée auprès des annonceurs. 

 

L’arrivée des « gratuits » 

En 2006, Tamedia, alors présent uniquement en Suisse alémanique rachète la licence du quotidien 20 minutes et lance ce gratuit en Suisse romande. Par anticipation, en 2005, Edipresse lance Le Matin Bleu pour faire barrage à l’arrivée de ce nouveau concurrent. Commence alors de grosses perturbations sur les modèles d’affaires, tant du côté lecteurs qu’annonceurs : 

  • D’abord un changement de comportement chez le lecteur qui commence à consommer de l’information gratuite et s’habitue à ne plus payer pour avoir accès à du contenu. Cette tendance s’est largement renforcée avec l’augmentation des contenus accessibles gratuitement sur le web.
  • La valeur de la publicité a également été remise en question, car, lors du lancement, le prix de la page de publicité de la presse gratuite était particulièrement agressif. En effet, le coût par mille lecteurs (combien il faut investir pour toucher mille personnes) des gratuits se situait à CHF 35.- alors celui de la presse régionale était de plus de CHF 130.- en moyenne. Dès lors, les annonceurs se sont habitués à payer moins cher pour leur communication.

Pour les éditeurs des gratuits, le modèle était très intéressant, car en diffusant largement et gratuitement de l’information, cette presse générait une audience importante que l’éditeur pouvait monétiser sur le marché annonceurs et générer des revenus conséquents. Par contre, pour la presse payante, la publicité était alors considérée comme trop chère et de grosses pressions sur les prix ont été exercées par les annonceurs. Ces journaux ont d’ailleurs vu leur chiffre d’affaires publicitaire baisser depuis cette nouvelle concurrence.

 

La crise économique

En 2008, deuxième coup dur pour les éditeurs : la crise économique. Quand il faut faire des économies, les premiers postes touchés à moindre impact sont la formation, le recrutement de personnel, donc les offres d’emploi et bien sûr la communication en générale. Durant cette période les éditeurs ont également vu leur recette publicitaire fortement baisser.

 

L’arrivée du web

Avec la montée en puissance du web, les éditeurs ont créé leurs propres sites de presse, mais ont également vu une multiplication des acteurs online, sur tous les segments (publicitaires, producteur de contenus, etc.) Avec la prédominance des GAFAM (Google, Amazone, Facebook, Apple et Microsoft) les éditeurs historiques, souvent premiers dans leur pays, ont été relégué à des acteurs mineurs sur un plan mondial et, bien que mondiaux, les GAFAM drainent aussi de la publicité au niveau régional. Il n’est en effet pas rare de voir de petits annonceurs locaux préférer une campagne Facebook, ciblée et peu onéreuse, plutôt qu’une annonce dans la presse régionale. 

La publicité rubrique, dite « classified », a également largement déserté la presse pour le web. C’est le cas pour les annonces d’emploi, la location et la vente de biens immobiliers ou le marché des « petites annonces ».

 

QUESTIONS / RÉPONSES 

Pouvez-vous nous donner un exemple concret de ce changement de paradigme ?
Oui, j’ai en tête un exemple concret. Impensable il y a quelques années encore, la fin du Matin sous sa forme papier. 125 ans d’existence, le trait d’union des Romands, on le trouvait partout, principalement dans les bistros où il se partageait à l’heure du café. Côté lectorat, pas de problème. Depuis des années Le Matin performait sur le print et ses audiences numériques étaient toujours plus importantes en Suisse romande.
Le Matin, principalement payé pas les cafés-restaurants, était associé à un journal gratuit, le lecteur ne considérait donc pas sa lecture comme un acte d’achat. Il était alors difficile de financer ce modèle sur le marché utilisateurs.
Sur le marché annonceurs, Le Matin était considéré comme un titre complémentaire. Avec l’arrivée des gratuits, la montée en puissance du web et la crise économique, les annonceurs se sont concentrés sur la presse régionale, la presse gratuite et la publicité sur le web et Le Matin a fait les frais d’importantes coupes budgétaires. Sans publicité suffisante et sans espoir de financer la version papier par des revenus lecteurs, le modèle économique n’était plus viable, il a été décidé d’arrêter la version papier en été 2018 pour se concentrer sur la proposition online lematin.ch. Version digitale qui a aujourd’hui trouvé sa place dans le paysage médiatique romand.

Quelle est l’évolution des audiences aujourd’hui dans la presse quotidienne ? Et les conséquences sur le modèle d’affaires ?
Ce que l’on constate aujourd’hui, de manière générale, est un transfert des audiences print vers le web. Au fils des ans, les journaux voient leur lectorat diminuer, alors que la consommation sur leur site est en constante progression.
Si, au total, il y a plus d’utilisateurs de la marque (moins via le journal, mais plus sur le site) les revenus ne suivent malheureusement plus la croissance de ces audiences globales.
Ce phénomène n’est pas propre à la Suisse, on le constate sur l’ensemble de la presse des pays industrialisés. Le graphique ci-dessous montre les tendances que nous connaissons aujourd’hui :

Nous constatons donc que les effets du contexte actuel favorisent nettement la consommation de contenus sur les supports numériques, ce qui, en soit, n’est pas un problème puisque globalement la marque média est consommée par davantage de personnes.
Le problème est bien économique. En effet, la publicité se vend moins cher sur les sites qu’elle ne peut l’être dans le journal (CPM = coûts par mille lecteurs) et les consommateurs sont moins enclins à s’abonner, donc à payer, pour des contenus consommés sur les sites. Autrement dit, les éditeurs ont plus d’utilisateurs, mais ils rapportent moins lorsque ces lecteurs sont devenus internautes.

Plus concrètement chez Tamedia, quels sont les impacts de ces évolutions ? 

Nous vivons bien sûr ce transfert des audiences, mais nous connaissons également un autre phénomène ; la « séparation des supports ».
Si je reviens en arrière, le modèle historique de la presse (marché biface) faisait que la publicité et les contenus étaient tous deux véhiculés sur le même support, le journal. La publicité finançait donc « naturellement » les contenus.
Aujourd’hui, les transformations spécifiques de chaque format (publicitaire et rédactionnel) font que chacun évolue pour trouver sa place dans son meilleur créneau de marché. Pour la partie publicitaire, nous avons vu apparaître des plateformes spécialisées pour les annonces immobilières, l’emploi, ou globalement les petites annonces. Ces annonces ne sont plus accompagnées de contenu et sont diffusées sur des sites spécifiques.
Côté éditorial, les rédactions ont continué à diffuser leur contenu dans le journal, tout en développant leurs sites de presse.
Ainsi les annonces et les contenus sont désormais sur des plateformes différentes. Les sites « classified », qui génèrent beaucoup de marges, ne contribuent désormais plus au développement financier des sites de presse.
Sans la manne des revenus « rubriques » la création de contenu doit donc s’autofinancer, par la commercialisation de publicités (banners), par la vente d’abonnements auprès de ses audiences (paywall) ou par de nouvelles propositions aux utilisateurs telles que des sites e-commerce, des produits dérivés, des voyages ou d’autres opérations commerciales sur mesure.

Que faire pour lutter contre ces tendances ?
Face à ses deux phénomènes « transfert des audiences » et « séparation des supports » nous ne pouvons évidemment pas nager à contre-courant, ne devons par contre sans cesse nous adapter aux nouvelles règles du marché. Cette adaptabilité est permanente et touche l’ensemble de l’entreprise, à tous les niveaux ; la manière d’acquérir des abonnements, la vente de publicité, le marketing, nos outils métiers et, c’est un point important, notre état d’esprit.
Le « change management » est devenu un aspect incontournable de notre secteur d’activité et nous devons apprendre à rester ouverts face à ces évolutions. Il est toujours compliqué de se projeter dans un univers incertain, mais, en tant que manager, je pense que l’accompagnement est primordial ; comprendre la situation, expliquer la nécessité de changer pour obtenir l’adhésion des collaborateurs et enfin s’impliquer pour faire évoluer la situation et mettre en œuvre la transformation de nos métiers.

Face à ces transformations, les quotidiens peuvent-ils toujours rester attractifs ?
Oui, je pense que les fondamentaux d’aujourd’hui resteront à l’avenir. Certes, la manière de diffuser du contenu va encore changer, mais la force de la presse à savoir des informations tirées, vérifiées et approfondies fera encore la différence. Ces piliers sont indispensables pour garder une presse forte et attractive, notamment par rapport aux informations « farfelues » que nous trouvons sur les réseaux sociaux. La crédibilité et la caution de nos marques sont les garants de son avenir, surtout pour une presse payante.
Nous pouvons trouver des informations brutes sur tous les sites et ce contenu n’est plus monétisable, mais la valeur ajoutée apportée par une presse de qualité doit contribuer à son attractivité ; la proximité de la presse régionale, les analyses et mises en perspective de la presse économique, des thématiques traitées avec professionnalisme, etc.
Cette valeur ajoutée a d’ailleurs été pleinement perçue en début de pandémie. En effet, les consommateurs se sont précipités sur nos sites pour y chercher des informations fouillées et confirmées. Nous avons ainsi vu la consommation de nos plateformes numériques doubler en mars, avril mai 2020, prouvant ainsi le besoin d’une presse fiable, utile, curieuse et attrayante.

Quels sont les enjeux de la presse de demain ?
C’est toujours difficile de se projeter, car les évolutions sont multifactorielles et extrêmement rapides. Mais je suis persuadé que la valeur ajoutée dont je parlais constitue la base de notre avenir. À cela vient s’ajouter la maîtrise des aspects techniques qui sont devenus indispensables pour la survie de la presse. Sans faire un exposé complet, je dirais que de pouvoir amener le bon contenu, au bon moment, aux bonnes personnes sont des éléments déterminants. Cette perspective impacte l’ensemble de la chaîne de valeur ; la manière de créer et présenter les contenus, le traitement de la data, le suivi des indicateurs, la commercialisation de la publicité pour capter une audience ciblée (publicité programmatique), l’expertise pour acquérir des abonnements digitaux, etc. etc.
Je dirais que toute l’entreprise est concernée, les rédactions, les commerciaux, l’informatique, le management sans compter l’apparition de nouveaux métiers comme les community manager ou les data scientist.

Pour conclure, vous êtes notamment chargé de cours dans les médias.
Quels conseils donneriez-vous à des étudiants qui se lancent aujourd’hui dans une formation en marketing et communication ?
Nous vivons une époque intense et particulièrement intéressante et chaque secteur doit savoir se réinventer, improviser et penser différemment pour gagner en expérience et en agilité. Dans ce contexte mouvant, nous avons besoin de professionnels et la formation permet non seulement d’acquérir un savoir technique, mais également de comprendre les évolutions. Je dirais qu’il faut toujours rester curieux, ne pas se contenter de ce que nous savons aujourd’hui, car ce qui était vrai hier ne le sera pas forcément demain. En 35 ans d’expérience, je peux certifier que le métier que je pratique maintenant n’a quasiment rien à voir avec celui que j’ai appris à mes débuts. Je continue d’ailleurs à me former en permanence.

Interview réalisée par Nathalie Marguerat

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